Kispasse

Monday, February 27, 2006

Accoucheuse de vie et de mort


“J'inspire un grand bol d'air... Je pousse fort en bas, encore, encore, encore... OK, je souffle lentement et je me relâche...” Laure se concentre sur les paroles d'Aurélie, sa sage-femme, son coach. A la radio, Gloria Gaynor chante un "I will survive" de circonstance, mais Laure ne l'entend plus depuis longtemps. Même les battements de cœur du bébé, perceptibles grâce au monitoring et qui la faisaient chavirer il y a quelques instants encore, ne parviennent plus à ses oreilles. Son cerveau ne décode plus qu'un ordre, tout son être est concentré sur une seule chose : pousser. Malgré la péridurale injectée depuis 10h ce matin, son visage est souffrance, sans âge. Et puis, à 14h57, Martin Colpaert pousse son premier cri.

Bienvenue sur Terre ! On est le 22 février, Martin est un poisson, mais pour l'instant, il est surtout furax de quitter l'élément aquatique. Et il le fait savoir. Papa coupe le cordon, maman offre son sein pour une première tétée. Martin est pesé, mesuré, observé sous toutes les coutures: “Il pourra avoir plein d'enfants.”

Aurélie Doerler est aux anges, c'est pour ces moments-là qu'elle a choisi d'être sage-femme. Elle a suivi la maman pendant la grossesse pour des séances de préparation à l'accouchement. Par chance, elle est là le jour J. Aurélie a ouvert un cabinet comme libérale pour adapter ses horaires à sa vie de famille, mais elle continue de venir à la maternité de la Sainte-Famille, à Lille, trois fois par mois pour des gardes de douze heures: “C'est le cœur du métier de sage-femme, je ne pourrais pas arrêter.” Elle est consciente d'exercer un métier particulier, “souvent le plus beau, parfois le plus difficile car on ne donne pas que la vie”.

Pas le temps d'écouter Martin babiller, une urgence arrive. Ca s'annonce mal. Le terme était prévu dans quinze jours. La maman ne sent plus le bébé bouger depuis ce matin. Il va falloir faire une césarienne, car la maman en a déjà eu deux lors de précédents accouchements. Pas de papa, c'est une voisine qui accompagne : “Ce bébé a un géniteur, mais pas de père”, explique pudiquement Aurélie sans chercher à en savoir plus. Elle n'est pas là pour juger, simplement pour aider à ce que l'accouchement se réalise dans les meilleures conditions possibles. Le monitoring n'entend pas de battements de cœur, foutue machine. Anesthésie générale, opération, et les craintes se confirment : mort in utero. Plusieurs raisons peuvent être à l'origine du décès. Cette fois-ci, ce n'est pas infectieux, mais mécanique : le cordon ombilical, censé apporter la vie, a donné la mort. “N'oubliez pas qu'on fait le plus beau métier du monde”, lance Aurélie, les yeux humides, en entrant dans le Poste de Contrôle. “C'est horrible quand ça arrive à terme. Ca faisait longtemps qu'on n'en avait pas eu. C'est souvent par série. En juillet dernier, il y en avait eu trois en une semaine.”

Pendant ce temps-là, une infirmière retire le tube de péridurale de Laure, l’heureuse maman du petit Martin : “C’était mon deuxième accouchement. La première fois, je n'avais rien senti et c'était ce geste qui m'avait fait le plus mal. C'était différent aujourd’hui. J'ai beaucoup plus ressenti ce qui se passait. Et j'ai apprécié que l'obstétricien me fasse faire le dernier geste de l'accouchement.” La maman et son nouveau-né sont envoyés en chambre d'observation, ils y resteront entre quatre et six jours, le temps que Martin retrouve son poids de naissance. Pendant son transfert, Laure longe la salle de réanimation où se trouve Baptiste, le bébé mort placé dans un frigo en attendant une éventuelle autopsie.
Aurélie enchaîne avec une nouvelle admission. De nouveau une césarienne qui s'annonce, pour cause de rétrécissement du bassin. Depuis le début de sa garde à 9h, elle n'a pas arrêté. En partant de chez elle ce matin, elle avait laissé son mari avec ses deux enfants : “C'est important pour une sage-femme d'avoir soi-même accouché pour mieux comprendre ce qui se passe. Quand je n'étais pas encore maman, je disais aux patientes que je l’étais déjà afin de les rassurer.” Le petit Noah couve peut-être une varicelle, mais elle a à peine eu le temps d'appeler son mari pour se tenir au courant de l'évolution des boutons. En partant, elle avait pris soin de prendre un bon bouquin et de la broderie, au cas où ce soit une journée calme. Ce sera pour une autre fois, la maternité est pleine. Ce n'est plus l'effet changement de millénaire, ni même la faute de la pleine lune. Tout juste peut-on invoquer, en remontant neuf mois en arrière, le début de l'été, les jours les plus longs, la fête de la musique...

Don't worry, be happy ! “C'est une belle chanson pour accoucher”, lance l'obstétricien à Sophie en entendant le tube de Bobby McFerrin sur Chérie FM. Arrivée dans la matinée sans penser que son heure soit venue, elle a débordé de joie en apprenant l'heureuse nouvelle. Mais son premier bébé n'a pas l'air décidé à aller humer le grand air. Elle aussi a suivi la préparation à la grossesse avec Aurélie. La sage-femme se met à genoux sur le lit derrière la tête de Sophie pour l'encourager. Les jambes dans les étriers, “ces objets de torture”, les mains solidement cramponnées aux poignées latérales du lit, elle pousse de toutes ses forces.

Jean-Jacques Goldman trouve presque les mots justes à la radio : "Elle attend..." L'obstétricien se résout à procéder à une épisiotomie pour faciliter le passage. Et soudain, un cri : “Oh, mon bébé !” Sophie a les larmes aux yeux. 4,7 kg à la pesée, on imagine ses douleurs. Elle ne voulait pas connaître le sexe du bébé. C'est un garçon et ce sera Théo.

A peine trois minutes d'existence et Théo est déjà sous les flashs de l'appareil-photo du jeune papa, lui aussi en transe. “Je suis contente que ce soit terminé”, lance Sophie dans un sourire. “Je fais ce métier depuis huit ans et je suis toujours aussi émue”, explique Aurélie. La sage-femme prend date avec Sophie pour des séances de rééducation du périnée.
Sept bébés sont nés à la maternité de la Sainte-Famille aujoud'hui. Les deux Théo, Valentine, César, Kimi, Martin et Romain font le bonheur et la fierté de leurs parents. Baptiste fait le désespoir de sa maman. Les sages-femmes peuvent rentrer chez elles. Aurélie retrouve son mari et ses deux enfants. Noah n'a pas la varicelle.



Un coq gaulois très fertile

On n’a pas de pétrole, mais on a des bébés… Avec 807400 nouveau-nés en 2005 et un taux de fécondité de 1,94 enfants par femme, la France se classe eu deuxième rang européen. Seul le tigre celtique surpasse le coq gaulois. Dans la très catholique Irlande, l’IVG est toujours interdite. Dans l’Hexagone, près de la moitié des naissances (48,5%) ont lieu hors mariage. L’âge moyen pour devenir maman est de 29,7 ans. Cela n’empêche pas les femmes de mener leur carrière comme bon leur semble : 82% des 25-49 ans sont actives.

Saturday, February 25, 2006

Chirac en prison

Autant je n'aurais pas publié les caricatures de Mahomet sur mon blog, autant je suis content de mettre les paroles de la nouvelle chanson des Wampas, "Chirac en prison". Didier Wampas a voulu tester la liberté d'expression avec cette chanson un brin provoc'. C'est réussi : seules Oui FM et Le Mouv (merci à cette radio publique qui me rendra fier de payer ma redevance le jour où je la paierai) la passent sur leur antenne. Même la publicité pour le single a été expurgée de toute référence à Chirac, c'est d'un ridicule. Non à la censure et bravo Didier !



C'est une obsession
Elle ne pense qu'à ça
Elle n'en dort plus la nuit
Elle me gâche la vie
J'en ai plus qu'assez
C'est une vraie maladie
Rien ne lui fera changer d'avis
Je ne sais pas ce qu'il lui a pris
Car la seule chose qui lui ferait plaisir
Ce serait de voir Chirac en prison

J'attends 2007
C'est mon seul espoir
De sortir du brouillard
C'est ma dernière chance
Faut que j'aie confiance en la justice française

J'aimerais tellement lui faire plaisir
Mais je n'ai pas assez de relations
Car la seule chose qui lui ferait plaisir
Ce serait de voir Chirac en prison

C'est une contagion
Maintenant moi aussi
Je n'en dors plus la nuit
C'est une obsession
Pourtant y'a 5 ans
J'avais voté pour lui

J'attends 2007
C'est mon seul espoir
De sortir du brouillard
Voir Chirac en prison

Friday, February 24, 2006

Serge mon ami

Retour en images sur mes trois semaines parisiennes avec la fameuse terrasse de Libé et quelques surprises.




Tuesday, February 21, 2006

C'est à quel titre?

Après l'intermède Libé, nous voici de retour à l'ESJ.
On a recommencé avec une journée premier emploi. Ou comment rédiger un CV ou une lettre de motivation qui mettent toutes les chances de notre côté. Je vous épargne les détails, sauf un: faut mettre un titre qui pète au CV, du genre "Mon projet: rédacteur dans un grand quotidien". C'est là que j'ai un grand dilemme. J'hésite entre "reporter de Guer" ou "l'étoile de Guer" (rapport à la Guerre des Etoiles, mais je sais pas si c'est clair). Voilà, c'était un post à deux balles, mais on ne peut pas faire du Libé tous les jours.

Article posthume

J'ai quitté Libé depuis cinq jours et mon dernier article fait partie de l'événement d'aujourd'hui. L'idée: trois mois après les émeutes, retour sur les banlieues. Je me suis intéressé aux nouveaux sites Internet qui racontent la vie dans les cités.

Les habitants des cités, journalistes de leur quotidien

Installés à Bondy, des reporters suisses avaient ouvert un blog et couvert la crise au jour le jour. Après leur départ, des résidents ont pris le relais.


Un nouveau langage est à la mode dans les banlieues : le HTML, langage de programmation Internet. Les sites qui se penchent sur la vie dans les cités se multiplient depuis les émeutes de l'automne. Le mouvement a été lancé par Libération, le 8 novembre, avec un blog à Aulnay. Quelques jours plus tard, la rédaction de l'Hebdo de Lausanne s'y mettait à son tour (Libération du 20 décembre). «J'étais en Turquie au moment des émeutes, je voyais CNN et j'avais l'impression que c'était la guerre en France», se souvient le journaliste suisse Michel Beuret, 36 ans.

Clic-clac. Avec ses confrères, il décide de s'installer trois mois à Bondy (Seine-Saint-Denis), dans le local du club de foot, juste meublé d'un clic-clac et de la machine à laver dévolue aux maillots de l'équipe locale. Quatorze journalistes viennent successivement conter la vie de la cité sur un blog dont la fréquentation quotidienne oscille entre 2 500 et 5 000 visiteurs: "On avait parfois un regard exotique sur la banlieue, comme si on découvrait la lune. Les gens nous ont ouvert les bras, sauf quelques jeunes en rupture complète, pour qui le nouveau, c'est l'intrus."

Au menu de leurs journées, un vrai travail de localier avec du reportage de terrain, depuis l'installation d'une poissonnerie jusqu'aux longues files d'attente dans le froid à la préfecture de Bobigny : "Cette humiliation des parents a forcément une influence sur la manière dont les enfants perçoivent la France." A l'arrivée, cela donne un diagnostic intéressant : "Au-delà des problèmes, comme la montée de l'islamisme ou le statut des filles, c'est le rapport fraternel qui m'a le plus marqué. Mais les "petits" sont en rupture complète avec toute autorité, y compris celle des grands frères", ajoute Michel Beuret.



Avant de quitter Bondy, les journalistes de l'Hebdo ont passé le relais aux habitants de la cité. Quatre hommes et quatre femmes, de 18 à 39 ans, ont effectué un stage à Lausanne il y a quinze jours. "A travers nos textes, images et sons, on va relater ce qui se passe dans notre quartier de manière équilibrée, ni angélique ni pessimiste", explique Mohamed Hamidi, professeur d'économie de 33 ans, nouveau rédacteur en chef de l'équipe. "Les jeunes raconteront leur vie quotidienne, le lycée, le ramadan... Les aînés feront un travail plus journalistique, par exemple des portraits de clandestins."

Autre initiative du même registre : Zohra Bitan a lancé avec ses deux fils, Omar et Maxime, un webdomadaire interactif pour «donner la parole aux jeunes». Cette ancienne secrétaire générale de la Licra habite le treizième étage d'une tour de Thiais (Val-de-Marne). Son credo : "Les outils de la démocratie ne sont pas réservés à une partie des citoyens." Elle a l'ambition de faire remonter la parole des jeunes vers les politiques. Au mois de mars, un "top ville" sera lancé afin que les jeunes notent leurs municipalités: "On communiquera les résultats aux maires et on espère que cela fera évoluer leurs politiques."

Forte connexion. Et ça marche : près de 3 000 visiteurs se sont connectés pour le numéro 3. Au programme du numéro 5, un débat d'actualité sur la liberté d'expression. La semaine dernière, Anne-Sophie résumait bien le message que veut délivrer ce webdomadaire : "Que tu sois blanc, noir, rebeu, chinois, peu importe, si t'as la compétence, c'est ce qui compte. En mélangeant les cultures, on déchirerait tout, niveau réussite."

Monday, February 20, 2006

McDaube


Petite dédicace à José Bové. McDo sponsor des JO, de qui se moque-t-on? Si les athlètes avaient été nourris au Big Mac et autres saloperies, il est clair qu'ils ne seraient pas à Turin en ce moment. Une preuve de plus que l'argent dicte sa loi au sport? Ca se passe comme ça au CIO. C'est comme si Laurent Fabius, Edmond Hervé et Georgina Dufoix présentaient le prochain Sidaction, ou si Jean-Marie Le Pen devenait président de SOS Racisme. Ca s'appelle le cynisme.

Thursday, February 16, 2006

Adieu Aligre, on t'aimait bien

Après avoir dénoncé le plan média des Bronzés, condamné le slogan aux relents colonialistes de Banania, soutenu la liberté de caricaturer, pourfendu la multinationale Google, je défends les radios libres. Ainsi va la vie au service médias de Libé que je vais quitter demain (snif!). Adieu Libé, je t'aimais bien...

La fin des micro-ondes
Aligre FM est à dix jours de l'extinction de voix et les radios libres à deux doigts d'être en voie d'extinction. Le compte-à-rebours a commencé pour cette radio associative qui émet sur l'Ile-de-France (93.1) en alternance avec Radio Pays. Cause de ses malheurs, TDF, son diffuseur, l'a mise en demeure de régler une dette de 11000 euros avant le 28 février, faute de quoi l'antenne sera coupée et Aligre cessera d'émettre. «Notre combat est symbolique des difficultés des radios associatives», explique Philippe Vannini, le président d'Aligre FM. Née en 1981, au moment de l'explosion des radios libres, Aligre FM en est l'une des dernières représentantes: "Beaucoup ont disparu à la fin des années 80. C'est un champ de ruines. Certaines ont choisi de passer dans la catégorie B, en diffusant de la publicité locale. Elles ont été avalées par de plus gros réseaux", déplore Philippe Vannini.
Aligre FM emploie huit salariés, dont cinq techniciens. Seule une animatrice est rémunérée, son fonctionnement repose grandement sur les quatre-vingt bénévoles qui s'y investissent. Elle doit régler 1600 euros par mois à Télédiffusion de France, soit près de 20000 euros par an, ce qui représente le quart de son budget: "C'est le même tarif que pour les radios commerciales. Il y a deux diffuseurs sur Paris, qui pratiquent étrangement le même prix", précise Philippe Vannini. Les radios parisiennes ont en effet trois solutions pour diffuser leur programme: TDF, Towercraft qui est une filiale de NRJ ou l’autodiffusion. TDF a perdu sa mission de service publique en 2004 avec la fin du monopole. Ses capitaux sont devenus majoritairement privés l’année dernière avec le retrait de France Télécom. "Nous n’avions plus de contacts avec cette radio depuis trois mois. Cette mise en demeure a permis de renouer le contact avec le président dans le but de trouver une solution", explique Thierry Bernard de TDF.
Côté recettes, Aligre FM ne diffuse pas de publicités, elle se contente de quelques partenariats, en perte de vitesse, et de subventions d'organismes européens ou étatiques. Elle a bien essayé de quémander quelques subsides auprès de la mairie de Paris et du conseil régional par l'intermédiaire du député socialiste Patrick Bloche. Peine perdue: "Nous ne subventionnons aucun média quel qu'il soit, fut-il destiné à une audience parisienne", lui a-t-on répondu à la mairie. Seule exception: Radio Campus Paris. Au grand dam de Philippe Vannini: "Nos techniciens coûtent moins cher que les joueurs du PSG!" Au conseil régional, il n'existe pas encore de programme-cadre destiné aux radios et télévisions locales et c'est au coup par coup que quelques aides peuvent être distribuées sur des projets spécifiques. Dernier exemple en date: la radio Droit de cité, basée à Mantes-la-Jolie a reçu une subvention de 50000 euros en décembre, au lendemain des émeutes, pour sa contribution à la démocratie participative.
"Nous avons notre part d'autocritique à faire. On pouvait trouver d'autres partenariats", regrette pour sa part Florent Coirier. Elevé à la sauce Nulle Part Ailleurs, ce jeune animateur bénévole a pris les rênes de l'émission Sexy Mother Fucker (tout un programme!) chaque mercredi à 17h30. "J'ai voulu aller là car c'est une radio apolitique à vocation sociale et culturelle. On n'est pas sous influence!"
Pour les 50000 auditeurs d'Aligre FM, l'arrêt de la station serait une catastrophe. "Pour eux, on représente un dernier espace de liberté d'expression. Ils le ressentent comme une atteinte à la démocratie", précisé Philippe Vannini qui se dit "surpris par le raz-de-marée de messages de soutien". Samedi soir à partir de 22h30, Aligre FM ouvre son antenne à des invités et à ses auditeurs pour une soirée spéciale sur le thème de la liberté d'expression. Peut-être un chant du cygne, sûrement un signe des temps que vivent (ou plutôt que meurent) les radios libres.

Tuesday, February 14, 2006

La grande muraille du Web

Pour la deuxième fois de mon stage, j'ai collaboré à l'événément de Libé. Je ne suis pas encore blasé, c'est toujours aussi bon! D'autant que le sujet du jour était vraiment passionnant. On s'est penché sur la censure exercée par les moteurs de recherche Google et Yahoo en Chine. C'est un peu long, mais ça vaut le coup!

Quelles sont les conséquences pour les quelque 120 millions d’internautes chinois, de la censure volontairement opérée par les versions chinoises des moteurs de recherche Google et Yahoo ? Libération tente de jauger l’impact de cette collaboration pernicieuse en introduisant simultanément des mots-clé choisis dans les deux moteurs de recherche en français à Paris, et en chinois à Pékin.

Tiananmen. Le mot déclenche sur le Google chinois une avalanche de cartes postales publiées par le Quotidien du Peuple montrant la place et le portrait de Mao sous son meilleur jour : fleurs, ciel bleu ou feux d’artifice.
A l’opposé, à Paris, Google nous conduit vers les photos des gigantesques manifestations lors du mouvement prodémocratique de la place Tiananmen en juin 1989 et vers l’image omniprésente du jeune bravant une colonne de chars.
Yahoo-Chine apporte une moisson comparable, mais n’a pas l’honnêteté d’annoncer que les requêtes de son moteur de recherche sont censurées. Sur Google chinois en revanche, figure en bas de chacune des pages un avertissement en caractères fins non signé, mais dont l’auteur est sans doute Google, qui explique : "Conformément aux règles, directives et lois locales, une partie du contenu ne peut être montrée."

Wei Jingsheng. Sur Google Chine, le plus célèbre des dissidents chinois (il vit aujourd’hui en exil aux Etats-Unis) ne recueille en tout et pour tout que six images vantant un club de golf de Pékin. Le dissident a en effet un homonyme qui est un coach de ce sport. Mais aucune trace de l’opposant Wei, bien plus présent sur la version française de Google Images avec 381 apparitions. Yahoo-Chine pour sa part mène d’emblée le lecteur sur le site officiel "globalview. cn", très critique à l’encontre du dissident, tandis que Yahoo-France renvoie sur les pages d’Amnesty, du Monde Diplomatique ou encore vers la Fondation Wei Jingsheng, qui défend les droits de l’homme.

Homosexuel. L’homosexualité n’est plus tout à fait un tabou pour les autorités chinoises, qui ont décrété voilà quelques années que les homosexuels ne sont pas des "malades mentaux". En Chine, Yahoo Images présente la photo souvenir d’une association homosexuelle chinoise visitant la Grande Muraille. Une photo moins osée que celles diffusées par la version française du moteur de recherche, plus friande d’étreintes. Yahoo, comme Google, signalent le site www.gaychinese.com. Mais celui-ci était inaccessible hier à Pékin, peut-être en raison d’une censure résiduelle du réseau par la police chinoise de l’Internet. De manière générale, la censure opérée par les autorités chinoises, qui se superpose à celle des moteurs de recherche, semble malgré tout moins stricte à l’égard de sites à contenu pornographique que pour ceux à contenu ouvertement dissident, religieux, ou traitant de la situation des droits de l’homme dans le pays.

Droits de l’homme. Sur Google Images Chine, on tombe sur la couverture d’une revue officielle intitulée "droits de l’homme" montrant l’ex-numéro un du PC, Jiang Zemin, serrant la main à des soldats, la photo d’un défilé militaire sur la place Tiananmen. On obtient sensiblement les mêmes résultats avec Yahoo Chine. En France, quand un utilisateur fait une recherche sur le même sujet, il est aiguillé vers la déclaration de 1789, la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou encore le site de la Ligue des droits de l’homme.

Dalaï Lama. Pour les internautes chinois, il n’existe plus, ou presque. Une seule photo du chef spirituel du Tibet apparaît lorsqu’on tape son nom sur le Google chinois, quand la même recherche donne 920 réponses en France. La recherche texte, en Chine, ne livre que des dénonciations de "l’attitude séparatiste" du Dalaï Lama publiées par la presse officielle, notamment le Quotidien du Peuple. En France, le premier résultat est le site tibet-info, qui demande le retrait de "l’occupant chinois" du Tibet. D’autres liens pointent vers des biographies rappelant notamment que Tenzin Gyatso, le quatorzième Dalaï Lama, a obtenu le Prix Nobel de la paix en 1989.

Mao Zedong. Sur les moteurs chinois, un tsunami d’images du grand timonier, toutes plus officielles les unes que les autres, fracassent l’écran. En texte, le Quotidien du Peuple et l’agence Chine nouvelle, rivalisent pour apporter une foison d’articles portant sur la bibliothèque Mao Zedong de sa ville natale, le 110e anniversaire de sa naissance, etc. La récente biographie de Mao écrite par Jung Chang, très critique, est absente.
Sur les versions françaises, les mêmes portraits fleurissent, mais pas toujours sur les mêmes sites. Ainsi, le premier résultat sur Google Images renvoie au site "dictatorofthemonth" ! Et dans nos sociétés capitalistes, des sites de vente en ligne proposent le livre de Jung Chang "The unknown story"...

Philippe GRANGEREAU (à Pékin) et Laurent GUENNEUGUES (à Paris)

Monday, February 13, 2006

Du neuf sur Google News

Je casse du Google dans le Libé de demain. Je ne sais pas si c'est mon côté alter contre les grandes multinationales américaines ou bien mon côté réac contre le règne du tout-gratuit sur l'Internet qui met en danger (à mon humble avis) la culture et la presse écrite. C'est sans doute un mélange des deux en fait. Bref, voilà ce que ça donne.

La presse envoie sa facture à Google
Les journaux veulent faire payer les agrégateurs d'information sur l'Internet.


Après les majors du disque qui luttent contre le peer-to-peer et les éditeurs de livres qui s'inquiètent du projet de bibliothèque numérique universelle, les journaux s'attaquent à leur tour à la culture du tout gratuit sur l'Internet. Leur but : faire payer les agrégateurs d'informations du type Google News.

Les pros du mulot apprécient ces cyberrevues de presse qui mettent toute l'actualité sur une page web, en reprenant des informations issues de différents journaux en ligne. Or, les sites d'information ne sont pas consultés a priori pour savoir s'ils acceptent d'être référencés et cités. Encore plus problématique, les photos sont diffusées sans crédit (le nom du photographe, et éventuellement celui de l'agence qui distribue le cliché).

Moyens concrets. L'Association mondiale des journaux (AMJ), une organisation basée à Paris, a mis en place un groupe de travail chargé de réfléchir aux moyens concrets d'obliger Google et ses concurrents à "dédommager" les sites d'information référencés. "Les moteurs de recherche ne sont pas une nouvelle espèce de bienfaiteurs de l'information. Ce sont des organisations commerciales, à but lucratif, pas de nouveaux Robin des Bois", estime Gavin O'Reilly, le président de l'AMJ.

Chez Google, on ne voit évidemment pas les choses de la même façon. "Notre succès réside dans notre capacité à rediriger nos utilisateurs, aussi vite que possible, sur les sites où ils trouveront l'information, explique Nikesh Arora, vice-président de Google Europe. Les contenus en ligne et les moteurs de recherche sont des partenaires symbiotiques, c'est du donnant donnant."

Problème : 35 % des internautes se contentent de Google News sans aller voir plus loin sur les sites d'information. "Chaque éditeur peut, s'il le souhaite, nous demander de retirer ses publications, ajoute un représentant de Google France. Ensuite, nous sommes prêts à discuter pour trouver un terrain d'entente." D'accord pour négocier sur la longueur de l'extrait cité, mais pas pour mettre la main au portefeuille.

Cette controverse souligne le flou juridique de la notion de droit d'auteur sur le Web, qui varie selon les pays : "En France, le code de la propriété intellectuelle est plus contraignant qu'aux Etats-Unis", précise Jean-Frédéric Farny, du Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), organisation qui adhère à l'AMJ. Faute d'harmonisation, ce sont les tribunaux de chaque pays qui sont conduits à trancher lorsqu'ils sont saisis.

Grincement de dents. En Belgique et aux Pays-Bas où le service vient d'être lancé, Google News fait aussi grincer des dents. L'Association des éditeurs flamands estime que Google doit dédommager les journaux en ligne cités. En guise de mesure de rétorsion, le journal belge De Standaard a décidé de bloquer ses liens vers Google News.

Ces conflits entre éditeurs d'informations et moteurs de recherche ont pour toile de fond le partage des recettes publicitaires : "L'ironie est que ces agrégateurs existent principalement grâce aux éditeurs d'informations et qu'ils en profitent à leurs dépens, regrette Gavin O'Reilly. Les moteurs de recherche ont besoin de notre contenu pour prospérer. Ils bâtissent ainsi des plates-formes publicitaires attractives qui sont en concurrence directe avec les nôtres."

Là encore, Nikesh Arora défend sa compagnie : "Bien sûr, Google fait du profit avec la publicité. Quand les visiteurs cherchent des informations, nous ajoutons des liens publicitaires. Mais ces pubs n'ont pas d'effet sur le résultat de la recherche."

Le chiffre d'affaires de Google a effectivement de quoi aiguiser bien des appétits : 6,14 milliards de dollars, rien qu'en 2005. Un chiffre qui a pris la bonne habitude de doubler chaque année. Avec 13 millions de visiteurs chaque mois, Google s'accapare 80 % des recherches des internautes français. Des années-lumière devant ses poursuivants Yahoo et Voila, qui plafonnent autour de 6 % chacun. Google n'est pas du genre partageur.


L'AFP réclame des millions au moteur américain
L'agence assigne Google en France et aux Etats-Unis pour violation de copyright.


Si Google News se targue de donner accès à 500 sources d'information, il lui en manque une de taille : l'Agence France-Presse (AFP). Contrairement aux autres moteurs de recherche (Yahoo, MSN, Wanadoo, Voila), Google refuse de payer pour diffuser ses dépêches. Après plusieurs tentatives infructueuses pour que Google News cesse de référencer ses contenus sans abonnement, l'AFP a porté plainte en février 2005 en France, puis en mars 2005 devant les tribunaux américains pour violation des lois du copyright.

"Silence". L'Agence réclame 17,5 millions de dollars (14,7 millions d'euros) aux Etats-Unis et 2,8 millions d'euros en France. "On a longtemps essayé de discuter avec eux, mais on s'est heurté à un mur de silence, affirme Axelle Bloch, du service juridique de l'AFP. Leur ligne de conduite, c'est que tout est gratuit sur l'Internet. La nôtre, c'est qu'ils doivent payer pour diffuser nos contenus." Une stratégie à l'opposé de celle de Reuters, le concurrent britannique de l'AFP : "Google News apporte un trafic important à notre site sur lequel les internautes peuvent consulter gratuitement une partie de nos dépêches. Ce service profite donc aux deux parties."

Acculé, le géant américain a plié en retirant tous les articles et photos de l'AFP. Google avait adopté la même attitude en janvier quand le Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR) avait lancé une procédure civile pour l'enjoindre de cesser de référencer ses titres. "Google ne répondait pas à nos recommandés, il a fallu qu'on les assigne en justice pour qu'un interlocuteur apparaisse, raconte Jean-Frédéric Farny, du SPQR. On nous a expliqué que c'était techniquement impossible. Comme on maintenait notre plainte, ils ont subitement trouvé comment retirer nos articles de Google News." Si ce geste a suffi pour que le SPQR retire sa plainte, l'AFP pour sa part l'a maintenue.

Audience. Les procédures seront longues. Aux Etats-Unis, il y aura quatre décisions de justice pour autant de motifs : contrefaçon des titres, des premières lignes des articles, des photos, et utilisation de nouvelles fraîches et inédites, ce qui constitue le "fonds de commerce de l'AFP", selon Axelle Bloch. Après la phase d'échange de pièces entre les parties, une première audience s'est déroulée le 11 janvier devant la cour fédérale de Washington sur la violation des droits d'auteur concernant les titres. La décision sera rendue avant la fin mars. Un précédent judiciaire vient conforter l'AFP dans son bon droit : en 2003, l'agence allemande DPA a gagné un procès similaire contre Google pour violation du copyright sur ses images.

Wednesday, February 08, 2006

Charlie et ses drôles de drames

Me voilà embarqué dans le tourbillon des dessins de Mahomet. Je parle de dessins plutôt que de caricatures car ils n'avaient pas pour vocation d'être drôles (hormis celui où Mahomet explique à des kamikazes qui arrivent au paradis qu'il est à court de vierges). Le but du journal danois qui les a publiés voilà 4 mois était simplement de faire tomber un tabou en représentant le prophète. C'est réussi, mais à quel prix? Ambassades brûlées et manifestations de musulmans, y compris des modérés, le tout pour la plus grande joie des adeptes du choc des civilisations.

Nouvel épisode de ce mauvais feuilleton aujourd'hui avec la sortie d'un numéro spécial de Charlie Hebdo qui publie les douze dessins de la discorde ainsi que quelques caricatures maison. Hier au TGI de Paris (où j'étais l'envoyé spécial de Libé, ma première sortie hors de la rédaction), le Conseil français du culte musulman a échoué dans sa tentative d'empêcher sa sortie. Vices de forme, demande irrecevable. Ce matin, les kiosquiers vendent les 160000 exemplaires de Charlie comme des petits pains. Rupture de stocks dès 9h30. Philippe Val, le boss de Charlie, commande un retirage de 300000 exemplaires et invite les journalistes à une conférence de presse pour expliquer pouquoi, comme le dit Villepin (j'ai de mauvaises références en ce moment), "ils se sont déchaînés" dans ce canard cette semaine (contrairement au Canard enchaîné, plus soft et, pour tout dire, plus à mon goût). Je suis accueilli par un bouillant Stéphane Bou qui me reproche ma présentation de leur une dans le Libé du jour. J'évoque un Mahomet, la tête dans les mains, qui dit que "c'est dur d'être aimé par des cons", sans préciser le titre "Mahomet débordé par des intégristes", ce qui peut laisser accroire qu'il parle de tous les musulmans. Je fais mon mea culpa. Pour ma défense, j'avais cité un peu plus loin dans la version initiale des propos de Val selon lesquels "ça ne vise que les intégristes" mais ça a été coupé. Tout comme ma chute qui ne leur aurait sans doute pas plu : "Tout ce foin pour douze dessins, comme le titre Charlie, tout en prenant soin d'alimenter la botte."
Car oui, je l'avoue, j'ai pêché par la pensée. Je suis plus en phase avec mon président Jacques qui critique ces provocations manifestes aux croyants qu'avec mon boss Serge qui soutient Charlie dans sa démarche. Avoir le droit de le faire ne veut pas dire que ce soit un choix judicieux. A quoi bon provoquer gratuitement et braquer énormément de musulmans, y compris des modérés, contre nous? Les jusqu'au-boutistes de la liberté d'expression ne vont faire que grossir les rangs des intégristes.
Résultat des opérations : Philippe Val a voulu qu'on le rappelle pour qu'il puisse corriger l'article en cas d'erreur. On lui a accordé un droit de regard sur ses citations. Vive la liberté d'expression, qu'il disait!

Après cette explication de texte, voilà l'article qui fera l'événement de Libé de demain et que je signe à quatre mains avec Renaud Dely, le chef du service politique.

"Charlie" ose et Chirac tance
Mise en garde tragique à l'Elysée, un mort : la liberté de caricaturer. Chirac va-t-il cesser de lire Charlie Hebdo ? Le Président a saisi hier l'occasion que lui offrait le cadre solennel du Conseil des ministres pour condamner "les provocations manifestes" auxquelles s'est livré, selon lui, l'hebdomadaire. Sous le titre "Mahomet débordé par les intégristes", Charlie Hebdo a publié en première page un dessin du prophète disant "C'est dur d'être aimé par des cons" et reproduit en pages intérieures les douze dessins parus dans un quotidien danois, avant d'être publiés intégralement dans France Soir et, pour certains d'entre eux, dans Libération et le Monde. L'initiative a valu à Charlie un triomphe : 160 000 exemplaires écoulés en quelques heures et deux retirages de 320 000 supplémentaires en cours.

Sans citer le nom du journal, Chirac a jugé, lui, que "tout ce qui peut blesser les convictions d'autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité". "La liberté d'expression doit s'exercer dans un esprit de responsabilité", a ajouté le Président. Vendredi, il en avait appelé à ce même "esprit de responsabilité" pour inciter les médias à ne pas "attiser dangereusement les passions" dans le monde musulman. Il poursuit ainsi un double objectif : jouissant d'une bonne cote dans la plupart des pays arabes, il espère y apaiser la colère des musulmans susceptibles de s'en prendre aux intérêts français. En outre, tout à son rôle de "garant de l'unité nationale", il prétend désamorcer un éventuel regain de tension dans les banlieues. Pas de quoi convaincre l'ex-ministre socialiste Jean Glavany, qui a dénoncé son "parallèle insupportable" entre "des caricaturistes qui usent de leur liberté d'expression et ceux qui lancent des fatwas".

"Choqué" par la condamnation présidentielle, le directeur de Charlie, Philippe Val, a répliqué lors d'une conférence de presse au siège du journal qui a attiré de nombreux journalistes étrangers : "Nous avons décidé de publier les caricatures par solidarité pour le directeur de la publication de France Soir limogé et pour soutenir la liberté d'expression qui est un fondement de notre démocratie. Contrairement à ce qu'avance Jacques Chirac, ce n'est pas une provocation." Après avoir dénoncé l'initiative du journal iranien Hamshahri, qui a lancé un concours de dessins sur l'Holocauste, une "insulte à toute l'humanité", Val a ajouté que Charlie pourrait les publier au nom "du combat contre le négationnisme". "On ne s'est pas lâché cette semaine, a assuré de son côté la journaliste Caroline Fourest. Le dessin qui nous a fait le plus rire n'est pas passé. C'était trop facile, gratuit et sans message derrière." Le choix de la première page a été épineux : "On a tout envisagé jusqu'au dernier moment, y compris de titrer sur Jésus-Christ ou sur la Saint-Valentin ! Mais on ne pouvait pas se défausser..."

Jacques Chirac, lui, a préféré se rallier à la prudence manifestée par la quasi-totalité des autorités européennes. Après la mise à sac d'ambassades et de bâtiments publics en Syrie et au Liban, nombre de dirigeants de l'Union européenne sont soucieux de protéger leurs intérêts et ceux de leurs ressortissants à l'étranger. Président en exercice de l'UE, le chancelier autrichien Wolfgang Schüssel a dénoncé une "spirale des provocations" : "Ni les caricatures de Mahomet, ni la négation de l'Holocauste n'ont de place dans un monde où la cohabitation des cultures et des religions devrait être empreinte de respect." Façon, en renvoyant dos à dos les deux exercices, de céder à une autre forme de caricature.

Wednesday, February 01, 2006

Y'a plus bon Banania


C’est un slogan que les moins de 30 ans ne connaissent pas forcément. "Y a bon Banania" a vanté les mérites de la célèbre boisson chocolatée entre 1915 et 1977. L’entreprise Nutrimaine ne l’utilise plus. Mais le slogan, dûment enregistré auprès de l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi), lui appartient toujours. Elle vient d’annoncer qu’elle allait le "radier". Elle l’abandonne définitivement. Par conséquent, elle ne versera plus 240 euros à l’Inpi tous les dix ans pour le conserver.
C’est une victoire pour le collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais qui a assigné l’entreprise en justice à l’automne 2005. Il estimait que le slogan était "contraire à l’ordre public en raison de son caractère raciste et de nature à porter atteinte à la dignité humaine". Patrick Karam, le président du collectif, se réjouit de cet accord : "Nous avions ce slogan dans le collimateur depuis un moment. Notre action n’est pas un signal haineux, mais un acte républicain."

C’est un article publié sur Internet en février 2004 qui a lancé le mouvement contre le slogan : "Nous trouvions intolérables l’image peu flatteuse et les clichés que véhiculait cette marque", explique Hervé Mbouguen, l’auteur de l’article. Le site lance alors une pétition en ligne demandant le retrait du produit Banania. Elle récolte plus de 2 700 signatures. "Nous avions aussi indiqué les numéros de téléphone et de fax de la société pour que les personnes mécontentes le fassent savoir", ajoute Hervé Mbouguen.
Patrick Karam et son collectif vont plus loin en demandant à la justice de trancher. Thierry Hénault, président de Nutrimaine depuis le début de l’année, préfère couper court à la polémique et conclure un accord avec le collectif avant le procès, intialement prévu le 12 janvier au Tribunal de grande instance de Nanterre : "Je comprends que cette expression peut émouvoir aujourd’hui. Dans le contexte actuel, l’émotion était encore plus forte."
Il n’en a pas toujours été ainsi et la perception de ce slogan a changé depuis sa création. En 1912, le journaliste Pierre Lardet ramène du Nicaragua la recette d’un breuvage composé de farine de banane, céréales pilées, cacao et sucre.
L’expression "Y a bon Banania" et le visuel du tirailleur sénégalais coiffé de sa chéchia rouge apparaissent sur les fameuses boîtes jaunes durant la première guerre mondiale, en pleine période coloniale. Selon la légende, les créateurs de la marque auraient embauché un tirailleur qui se serait écrié "Y a bon" en goûtant le breuvage. Plus sérieusement, le tirailleur bénéficie alors d’une image positive que la marque compte exploiter. Il symbolise la vigueur, la force et l’énergie, tout ce qu’un bon petit-déjeuner est sensé apporter.

Cette stratégie marketing s’est progressivement retournée contre Banania : "Un slogan est fait pour vendre, pas pour se mettre à dos une partie de la population", confirme Thierry Hénault. "La publicité n’est que le reflet d’une époque, les slogans doivent évoluer avec le temps." Installée à Faverolles près d’Amiens (Somme), la PME de 70 salariés produit 9 000 tonnes de Banania chaque année pour un chiffre d’affaires de 30 millions d’euros. C’est en 2003 que Nutrimaine a racheté Banania au conglomérat anglo-hollandais Unilever.
Thierry Hénault l’assure : "Le visuel actuel, un jeune Africain qui représente le petit-fils du tirailleur, ne pose pas de problème en lui-même. C’est son association avec le slogan qui aurait été perçu comme dévalorisant." Patrick Karam, le président du collectif qui a obtenu gain de cause, précise que tous les produits dérivés reprenant ce slogan vont être retirés de la vente.
Pour les associations représentant la communauté noire, c’est en tout cas une troisième victoire, certes plus anecdotique, après le déclassement de l’article de loi sur le rôle positif de la colonisation et l’adoption d’une journée de mémoires de l’esclavage.